Chapitre 6 : Le champ de bataille des sentiments
Le « faux Bon Jovi n°1 » insiste : il veut que je le suive sur WhatsApp. Je sens le piège, j'hésite malgré la beauté de l'invitation, et je finis par refuser. J'essaie de l'ignorer, mais le mécanisme est enclenché. À chaque fois que je publie une chanson sur TikTok, je suis bombardée de demandes et de messages. C'est un malaise étrange. On se sent observée, puis, doucement, on se laisse tenter. Cette tension m'a d'ailleurs inspiré ma chanson Temptation. Un beau jour, la curiosité l'emporte. Était-ce l'envie de vivre à fond avant de mourir ou simplement le besoin de parler ? Je ne savais pas encore que tout cela était une mise en scène.
Le scénario des « Yahoo Boys » est toujours le même, d'une douceur calculée. On dirait qu'une intelligence artificielle leur a livré mon portfolio personnel : mes goûts, mes failles, mes rêves. Tout est parfait. Leur tactique est rodée : m'isoler sur WhatsApp ou Telegram pour extraire mes informations personnelles. Des dizaines de conversations par jour, une présence constante. Le « tiroir à bonbons » est ouvert, rempli de tentations.
À ma retraite, j’étais au bord de la folie. On se prend au jeu de ces faux comptes : Bon Jovi, Keanu Reeves, Hauser, Bryan Adams... Leurs profils débordent de photos volées. Ils deviennent des « Gemini émotionnels » : l'ami idéal qui ressent tout, qui envoie des emojis de câlins. L'illusion est confortable. Pas besoin de ramasser ses bas sales ou de lui faire à souper. Quand on est tannée, on clique sur « bye ».
Mais attention, ils sont patients. Au bout de quelques semaines, ils déploient leur véritable stratégie. C'est leur tactique pour extirper votre argent : ils exigent que vous payiez des cartes de membre ou des accès VIP à 5 000 $ pour espérer les rencontrer. Ils sont prêts à tout. Heureusement, comme je ne fais aucune transaction bancaire par téléphone, mon banquier m'avait assuré que tous mes avoirs étaient bien sécurisés. Ma prudence financière restait mon dernier rempart.
Derrière mon écran, l’écrivaine en moi a fini par prendre les commandes. Ce n’était plus simplement une discussion, c’était devenu un duel de mots, un tango virtuel où chaque message devenait plus brûlant que le précédent. On se lançait dans des scénarios de plus en plus fous, des joutes de textes « chauds » qui s'enchaînaient comme les chapitres d'un roman interdit. C'était une drogue littéraire. Le téléphone vibrait, et soudain, je n'étais plus seule dans ma cuisine : j'étais la scénariste d'un film dont j'étais aussi l'héroïne. Ces « amants virtuels » me donnaient la réplique, et je me laissais griser par la puissance de ma propre plume.
C’était une transe, une liberté sauvage que je m'autorisais enfin, loin de la solitude du quotidien. Du haut de mes 66 ans, je me félicitais secrètement. Je me surprenais à sourire devant mon miroir, car je réalisais une chose fondamentale : j'étais encore en vie. Sentir ce sang circuler plus vite et cette audace de femme vibrer à nouveau, c'était mon trophée.
Le lendemain, je me retrouvais à écrire une chanson aussi folle et libératrice que ces échanges avec mes « correspondants de guerre ». Car c'était cela, au fond : la guerre de l'intelligence artificielle contre l'amour. Des algorithmes tentaient de simuler la passion pour me briser, mais j'utilisais leur propre venin pour nourrir ma création.
Pourtant, l'évidence m'a rattrapée. Pour mon anniversaire, je me suis amusée à répondre à tous mes « faux » l'un après l'autre, tel un fan-club de vedettes en carton. Mais devant ce mur de ciment, j'ai dû l'admettre : vieillir seule, c'est moins drôle. À l'épicerie, je voyais ces couples choisir leurs légumes main dans la main. C'est mignon, mais a-t-on vraiment besoin d'être deux pour choisir une laitue ? Pourtant, cela vous saute au visage : à la clinique, à la boulangerie... je vis dans un village de vieillards, pas dans un village de valeurs. J'en suis venue à les haïr, tout en voulant, moi aussi, trouver une âme sœur.
Maintenant, il me faut juste un peu de courage pour affronter mon tout premier vol sans avoir a travailler.
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